Démocratisation et massification de l’enseignement
Ceci est un article issu de livre L'essentiel de l'histoire économique publié en 2017 par Arnaud Labossiere.
Démocratisation et élitisme après 1945
Dans la France des lendemains de la guerre, le Rapport LANGEVIN-WALLON (juin 1947) propose une série de mesures pour moderniser le système éducatif. L’allongement de la scolarité à dix-huit ans est notamment mis en avant, mais elle sera finalement fixée à seize avec la réforme BERTHOIN de 1959 (appliquée en 1971).
Dans les années 1960-1970, l’école devient mixte à tous les niveaux, et la loi HABY de 1975 impose le modèle du collège unique. En 1985, le ministre de l’Éducation nationale Jean-Pierre CHEVÈNEMENT lance le slogan « Amener 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat », une ambition devenue réalité en 2012.
La démocratisation scolaire de l’après-guerre s’accompagne d’une volonté de former une nouvelle élite. Les précédentes souffrent en effet d’un profond discrédit : on leur reproche la défaite et la collaboration (passive ou active) avec l’occupant. Partageant ce sentiment, le Conseil national de la Résistance (CNR) appelait déjà à mettre fin à la « féodalité de l’argent » et à éloigner les grandes fortunes françaises des positions de pouvoirs politiques. DE GAULLE crée l’École nationale d’administration (ENA) par l’ordonnance du 9 novembre 1945 dans le but de façonner une nouvelle classe de hauts fonctionnaires[1].
Une massification qui ne fait pas consensus
La massification de l’enseignement ne fait pas consensus, à commencer par les institutions scolaires nécessaires à cette évolution. Michel FOUCAULT (Surveiller et punir, 1975) ne manque pas de rappeler que le lycée inventé par Napoléon a été bâti sur le modèle de la caserne. Pour d’autres, l’école correspond plus au modèle usinier de la production de masse, avec une standardisation des « produits » et des « procédés » digne du paradigme tayloro-fordiste. Ivan ILLICH (Une Société sans école, 1971) va encore plus loin : l’école n’est qu’une institution tournant à vide, qui ne sert qu’elle-même et ne cherche fondamentalement qu’à perpétuer l’emploi de fonctionnaires. Il met ainsi en garde contre le fait que « sans s’en apercevoir, on prit peu à peu l’habitude de faire d’abord confiance au mécanisme institutionnel plutôt qu’à la bonne volonté de l’homme ».
D’un point de vue sociologique, le caractère inégalitaire (ou faussement égalitaire) de l’école a été pointé du doigt. Pierre BOURDIEU et Jean-Claude PASSERON (Les Héritiers. Les étudiants et la culture, 1964) ont notamment montré que l’école et l’enseignement supérieur sélectionnent et valorisent les élèves en fonction de leur capital culturel. Or, ce dernier dépend directement de l’origine sociale. L’école contribue donc en réalité à la reproduction sociale bien plus qu’à l’égalité des chances. Les deux auteurs observent qu’au début des années 1960, les chances d’accéder à l'université étaient de 5 % pour les enfants de classes défavorisées, contre 60 % pour les enfants issus de classes supérieures (cadres et professions libérales).
Raymond BOUDON (L’inégalité des chances, 1973) partage la conclusion de BOURDIEU, mais son analyse diffère sur les causes. En effet, l’inégalité des chances résulte pour lui de choix individuels. Dans les classes défavorisées, l’environne-ment familial ne voit pas l’intérêt de poursuivre de longues études, car elles ont un coût important (sous forme de coût d’opportunité, notamment, puisqu’aucun salaire n’est perçu pendant les études) et se traduisant par un débouché relativement incertain. Le phénomène récent d’« inflation des diplômes » (Charles ANDERSON, 1961), selon lequel la massification des diplômes leur fait perdre de leur valeur, renforce ce constat.
Les transferts de connaissances
La seconde moitié du XXe siècle se caractérise également par d’importants transferts de connaissances. Ayant commencé à adopter l’organisation scientifique du travail avant 1945, les pays européens généralisent le fordisme pendant les Trente Glorieuses (1945-1973). Ils importent à la fois les techniques de production et les technologies américaines, ce qui se traduit par de forts gains de productivité (de l’ordre de 3 à 4 % par an pour des pays comme la France, l’Allemagne ou l’Italie, dont découle une croissance de l’ordre de 5 à 6 %).
Au Japon, le MITI (l’ancien ministère de l’Économie) organise le redressement économique du pays et oriente l’évolution de sa spécialisation grâce à l’importation systématique des connaissances américaines. Cette stratégie est gagnante : le pays connaîtra des gains de productivité de 5 % et une croissance d’environ 10 % par an. Les connaissances importées sont récupérées par de grands conglomérats appelés keiretsu (comme Mitsubishi, ou Sumitomo).
Si les États-Unis semblent abreuver le monde de leurs connaissances et de leurs technologies, les Américains demeurent tout de même pragmatiques. En effet, ils n’ont pas hésité à récupérer non seulement le fruit des recherches de laboratoires nazis, mais aussi à faire venir les scientifiques eux-mêmes. Par exemple, Wernher VON BRAUN, l’inventeur du missile V2[2], a été exfiltré après la guerre dans le cadre d’opération Paperclip, après quoi il a mené une brillante carrière à la NASA (il fut un des patrons du programme spatial américain).
Les TIC américaines et leur financement par le contribuable
La révolution industrielle des TIC démarre aux États-Unis, pays qui fait circuler dans le secteur privé les technologies militaires. L’histoire des origines d’internet ne fait pas consensus, mais le rôle de l’armée américaine n’est certainement pas négligeable (RUTTAN, Is War Necessary for Economic Growth ?, 2006). Les États-Unis ont été le pays de la plupart des grandes entreprises technologiques : IBM (fondée en … 1911), Microsoft (1975), Apple (1976), Oracle (1977)… ou plus tardivement Yahoo (1995), et Google (1998).
On peut parler au sujet de ces technologies de « General Purpose Technologies » (GPT), car elles sont des technologies fondamentales qui ont la capacité d’affecter la totalité de l’économie, même si elles nécessitent des années pour être mises en place, diffusées puis utilisées. Le foyer de la révolution des TIC est bien entendu la Silicon Valley, qui rassemble sur un territoire restreint des universités d’excellence, des entreprises innovantes (initialement des entreprises de technologies militaires) et des laboratoires de recherche. L’importance des moyens financiers à disposition joue aussi un rôle prépondérant.
La Silicon Valley c’est en 2015 :
- 40 % des nouvelles technologies ;
- 15 % des brevets américains émis annuellement ;
- 60 000 nouvelles startups chaque année ;
- une des 20 premières économies mondiales avec un PIB légèrement supérieur à celui de la Suisse.
Contrairement à l’image très libérale facilement véhiculée, les connaissances et les technologies américaines ont été rendues possibles par un soutien très actif et stratégique de l’État. Telle est la thèse de Mariana MAZZUCATO (The Entrepreneurial State, 2013) : les avancées techniques qui ont conditionné les grandes réussites technologiques des firmes américaines ont été financées sur fonds publics. Le cas du GPS en est par exemple très emblématique : il s’agissait à l’origine d’un projet de recherche de l’armée américaine lancé par le président Nixon dans les années 1960. Avec le Bayh-Dole Act de 1980, les entreprises peuvent déposer des brevets et en bénéficier pleinement même si la recherche a été financée par le contribuable. Cette loi fait partie des nombreuses mesures prises par les États-Unis au cours des dernières décennies qui ont permis d’asseoir la domination technologique de leurs entreprises.
[1] Un tel projet avait presque déjà vu le jour en 1936, lorsque Jean ZAY, alors ministre de l’Éducation nationale sous le Front populaire, avait proposé la création d’une école unique pour la formation des hauts fonctionnaires.
[2] Il était fabriqué par la main-d’œuvre des camps de concentration et il a permis à l’Allemagne de bombarder les populations civiles de Londres (entre autres).