La France face à la révolution industrielle et à la question sociale
Ceci est un article issu de livre L'essentiel de l'histoire économique publié en 2017 par Arnaud Labossiere.
Un retard de développement relatif
Bien que la France soit considérée rétrospectivement comme un pays pionnier de la révolution industrielle, elle a accusé au début du XIXe siècle un retard relatif vis-à-vis de l’Angleterre, l’incontestable leader de la période.
Karl MARX écrit à ce propos : « j’étudie le mode de production capitaliste et les rapports de production et d’échange qui lui correspondent. L’Angleterre est le lieu classique de cette production. Voilà pourquoi j’emprunte à ce pays les faits et les exemples principaux qui servent d’illustration au développement de mes théories ».
Selon Adolphe BLANQUI, le retard économique hexagonal peut être expliqué par le fait que pendant que l’Angleterre expérimentait la révolution industrielle, la France, elle, expérimentait la révolution politique (1789). « Tandis que la Révolution française faisait ses grandes expériences sur un volcan, l’Angleterre faisait les siennes sur le terrain de l’industrie (…). Deux machines, désormais immortelles, la machine à vapeur et la machine à filer, bouleversaient le système commercial et faisaient naître des produits matériels et des questions sociales inconnues de nos pères ».
On peut avancer plusieurs explications supplémentaires au retard français :
- des transformations trop lentes dans l’agriculture : l’écono-mie française s’est transformée graduellement au cours du XIXe siècle, estime J. H. CLAPHAM, par « un déplacement progressif de son centre de gravité de l’agriculture vers l’industrie et par une lente évolution des méthodes d’organisation industrielle » (The Economic Development of France and Germany, 1961). La révolution de 1789 a développé la petite et moyenne propriété au détriment de la grande propriété. À la fin du siècle, les lois protectionnistes votées par MÉLINE (1892) vont protéger l’agriculture française de la concurrence, ce qui n’incite pas à la modernisation. Henri SEE (Histoire économique de la France) en conclut ainsi : « Au cours du XIXe siècle, l’Angleterre deviendra un pays presque exclusivement industriel, tandis qu’en France, l’équilibre entre la production agricole et la production industrielle ne sera pas rompu ».
- l’évolution démographique : alors que l’Angleterre voit sa population exploser, la France, qui était le pays le plus peuplé d’Europe au début du XIXe siècle, est démographiquement rattrapée par l’Allemagne vers 1840, puis par l’Angleterre à la fin du siècle. La population de la Grande-Bretagne est multipliée par quatre entre 1800 et 1914, tandis que la population française n’augmente que de 30 % sur la même période. Le ralentissement de la natalité française explique le vieillissement de la population. D’après Pierre DUBOIS (Statistiques générales de la France, 1941), la France n’assure plus le renouvellement de ses générations à partir de 1850. Cette faible croissance démographique explique à la fois une faible croissance de la population active, mais aussi une faible croissance de la demande globale[1].
- une mauvaise allocation de l’épargne : la France ne manquait pas d’épargne (Rondo CAMERON, Profit, croissance et stagnation en France au XIXe siècle, 1957), mais cette épargne n’est pas utilisée efficacement. En effet, elle est placée à 50 % dans l’agriculture, et sur la moitié restante, une grande partie est prêtée, soit à des pays étrangers, soit à l’État français. Autrement dit, les capitaux ne financent pas le développement industriel du pays.
- une mentalité conservatrice : les élites de l’époque affichent une méfiance à l’égard des évolutions technologiques. En 1835, par exemple, l’Académie de médecine de Lyon préconise de ne pas utiliser les chemins de fer, car « la translation trop rapide d’un climat à un autre produira sur les voies respiratoires un effet mortel ».
- un retard bancaire : la France a un retard bancaire par rapport à l’Angleterre (Jean-Charles ASSELAIN, Histoire économique de la France). L’Angleterre voit elle apparaître, dès les années 1820-1830, la grande banque commerciale, comme la Westminster Bank, ou encore la Lloyd Bank. En France, il faut attendre le lendemain de la crise de 1848 pour qu’émergent les premières banques commerciales : le Crédit mobilier des frères Émile et Isaac PEREIRE en 1852, ou encore le Crédit lyonnais créé par Henri GERMAIN en 1863.
L’industrialisation et les innovations françaises
MARCZEWSKI (Y a-t-il eu un « take-off » en France ?, 1961) affirme qu’« il est difficile de parler d’un véritable take-off de l’économie française ». Néanmoins, la France a elle aussi connu une industrialisation au cours de laquelle sont nées de nombreuses innovations. Elle a dans un premier temps importé des innovations anglaises, puis elle a innové à son tour, comme dans le textile avec le métier JACQUARD (1801). On voit apparaître dans la métallurgie et la sidérurgie de grands groupes comme SCHNEIDER et WENDEL. Ainsi, la première ligne de chemin de fer en Europe continentale est française : fabriquée entre 1823 et 1827, elle relie Saint-Étienne à Andrézieux. Des foyers industriels comme Le Creusot ou le Nord-Pas-de-Calais voient aussi le jour.
À la fin du siècle, la France sera un pays pionnier dans les secteurs de la deuxième révolution industrielle. Dans l’électricité, par exemple, les premiers barrages sont construits dans les années 1870 (dans les vallées industrielles autour de Saint-Étienne, dans les Vosges, et avec les lacs pyrénéens.). Dans l’automobile, l’entreprise Renault est créée en 1896, et ses effectifs passent de 15 à 4 000 salariés entre 1900 et 1913.
Le rôle industriel de l’État
La France des révolutions industrielles est influencée par la pensée de SAINT-SIMON, très favorable aux nouvelles techniques et innovations, et donc au développement industriel. François PERROUX écrit à ce propos : « La fécondité des industriels, classe montante, est liée intimement aux techniques collectives, dont Saint-Simon et les siens ont une intelligence directe et rigoureuse, digne d’un grand "ingénieur économiste" » (Industrie et création collective, 1964). Cette pensée est présente chez une part grandissante des élites économiques et politiques au fil du siècle. Les frères PEREIRE sont par exemple des saint-simoniens, de même que Michel CHEVALIER, à l’origine du traité de libre-échange de 1860.
Il ne faut pas oublier que la politique industrielle est une tradition française depuis le colbertisme. En effet, les premières industries françaises qu’étaient les manufactures royales avaient été créées par la puissance publique au XVIIe siècle. Avec la « Charte » ferroviaire de 1842, l’État assume à nouveau ce rôle industriel et prend en charge deux tiers du coût des constructions. Dans le cadre du plan FREYCINET de 1878, enfin, ce sont 8 700 km de lignes de chemin de fer qui sont construites.
L’État a également un rôle réglementaire. Il organise notamment le marché du travail en fixant des règles. En 1841, par exemple, la loi GUIZOT interdit le travail des enfants de moins de huit ans et limite celui des moins de douze ans à huit heures par jour. En 1896, l’État instaure la responsabilité patronale en cas d’accident sur le lieu de travail. Cependant, il n’hésite pas dans le même temps à réprimer dans la violence les soulèvements ouvriers, à l’instar de la révolte des canuts lyonnais en 1831.
[1] Rappelons avec KUZNETS (1956) qu’il existe une relation empirique entre la croissance démographique et la celle du produit intérieur : « En général, il existe une relation positive entre les taux de croissance de la population et du produit ».