La situation actuelle : de nouveaux enjeux et de nouvelles contraintes
Ceci est un article issu de livre L'essentiel de l'histoire économique publié en 2017 par Arnaud Labossiere
La tyrannie des marchés
En 2001, HANSMANN et KRAAKMAN (The End of History for Corporate Law) parlaient de « fin de l’Histoire » en matière de gouvernance d’entreprise du fait du rôle omniprésent des investisseurs institutionnels (fonds de pension, fonds d’investis-sement etc.) dans la gestion.
En France, la même année, JOLY et MOINGEON (Gouvernement d’entreprise : débats théoriques et pratiques) s’inquiétaient d’une « anglosaxonisation du capitalisme français » décelable dans une gouvernance de plus en plus « shareholder », c’est-à-dire tournée vers le profit des marchés financiers.
Cette tendance ne s’est pas atténuée depuis. Aux États-Unis, en 2014, le financier Carl ICAHN (encore lui) a par exemple réussi à fédérer des groupes d’actionnaires d’Apple pour forcer la direction à verser des dividendes, et à mettre en place un système de rachat d’actions par l’entreprise (à hauteur de 150 milliards de dollars) pour faire monter le cours du titre en bourse. Ce fut une première dans l’histoire de cette entreprise incarnant l’innovation, un symptôme de la tyrannie des marchés. Pour le chercheur Evgeny MOROZOV « l’étreinte de Wall Street sur la Silicon Valley n’a jamais été aussi forte », en témoigne la transformation de l'entreprise Google en la holding Alphabet pour répondre aux exigences des marchés financiers. Finalement, « même des entreprises aussi puissantes que Google ne peuvent pas vraiment faire ce qu’elles veulent, parce qu’elles doivent céder aux desiderata court-termistes des investisseurs » (Le Monde : L’étreinte de Wall Street sur la Silicon Valley n’a jamais été aussi forte, 2015).
La rémunération des managers
Selon le gourou du management Peter Drucker, l’écart de salaire entre le salarié moyen et le patron était de 1 à 40 dans les années 1970, tandis qu’il serait de l’ordre de 1 à 400 aujourd’hui. En 2012, par exemple, Howard SCHULTZ, le patron de Starbucks, a empoché 117 millions de dollars de revenu. Plus fort, n David M. Zaslav, le patron de Discovery Channel, a touché en 2015 156 millions de dollars[1]. Robert REICH faisait déjà remarquer en 2008 que les revenus des grands patrons dépassaient ceux des stars hollywoodiennes ou des grands sportifs.
Joseph STIGLITZ apporte des éléments explicatifs au sujet de la rémunération des managers dans Quand le capitalisme perd la tête (2004). Il montre que l’entreprise est sous le contrôle des comptables et des managers qui profitent d’une asymétrie d’information par rapport aux actionnaires pour s’attribuer des rémunérations très élevées. Patrick BONAZZA (Les patrons sont-ils trop payés ?, 2008) estime que ces rémunérations sont d’autant plus indécentes que la réussite des entreprises est collective et que le patron ne peut en aucun cas s’en attribuer tout le mérite (pour justifier sa paie).
La responsabilité sociale et écologique de l’entreprise
En réaction à la gouvernance shareholder, la gouvernance stakeholder insiste sur l’intérêt de toutes parties prenantes, à savoir, certes, les actionnaires, mais aussi les salariés, les clients et même l’environnement. Les considérations sociales, écologiques et économiques sont aujourd’hui rassemblées sous le terme de « responsabilité sociale de l’entreprise » (RSE). Cette vision n’était pas du tout partagée par l’ex-PDG de Coca-Cola (1980-1997) Roberto GOIZUETA : « Les entreprises sont faites pour satisfaire des besoins économiques. Quand elles essaient de tout apporter à tout le monde, elles échouent… Nous avons une tâche : générer une rentabilité satisfaisante pour nos actionnaires… Nous devons concentrer nos efforts sur notre devoir essentiel : créer de la valeur sur la durée ». Si le concept de responsabilité sociale de l'entreprise est récent, la préoccupation, elle, est ancienne. En 1912, déjà, Nivea (Allemagne) avait réduit la semaine de travail de 60 à 48 heures (à salaire constant), et elle offrait des primes de Noël à ses salariés.
Dans Supercapitalisme (2008), Robert REICH considère toutefois la RSE comme une imposture. Alors qu’elle a été intégrée dans la moitié des programmes MBA dans les business schools, les entreprises font parallèlement tout pour empêcher les gouvernements de faire voter des mesures environnementales contraignantes. Il s’agit donc finalement plus d’une stratégie marketing… qui peut toutefois aller loin : qui a remarqué ces dernières années que la couleur de fond du logo McDonald’s est passée du rouge au vert, une couleur jugée plus saine et écologique ?
Le grand retour de l’entrepreneur
L’entrepreneur innovateur schumpétérien est progressivement revenu sur le devant de la scène à partir des années 1980. Déjà en 1979, David BIRCH estimait dans The Job Generation Process que les grandes entreprises, appelées « éléphants », n’avaient pas la même capacité à innover et à créer des emplois que les PME, appelées « gazelles ». Ces gazelles ont fait la richesse de la Silicon Valley, et elles sont les entreprises pionnières dans les TIC ou les biotechnologies.
Les figures d’entrepreneurs schumpetériens sont adulées comme des stars : Steve JOBS, pour avoir créé Apple ; Mark ZUCKERBERG avec Facebook ; Elon MUSK qui a cofondé PayPal (paiement en ligne), Tesla Motors (voitures électriques), Solar City (panneaux solaires) ou encore SpaceX (fusées), et inspiré le personnage de Tony Starck dans le film Iron Man…
L’analyse du phénomène de l’entrepreneur en France amène Sophie BOUTILLIER et Dimitri UZUNIDIS (La légende de l’entrepreneur : le capital social ou comment vient l’esprit d’entreprise ?, 1999) à conclure que l’aide de l’État a aussi un rôle important dans les réussites entrepreneuriales. La création, en 2008, du statut d’auto-entrepreneur a par exemple simplifié le processus de la création d’entreprise en en allégeant les formalités administratives.
[1] Cette somme fait de lui le patron le mieux payé au monde (d’après le New York Times).