La situation actuelle : startups et course au gigantisme
Ceci est un article issu de livre L'essentiel de l'histoire économique publié en 2017 par Arnaud Labossiere
Les années 2000 : la course au gigantisme… et aux sanctions
Les années 2000 ont été celles de tous les records pour les fusions et acquisitions (ou « fusac »). Chaque année, en effet, leur volume dépassait celui de l’année précédente. En 2007, l’année avant la crise, les fusions-acquisitions ont atteint la somme de 4 500 milliards de dollars[1] (3 000 milliards d'euros) dans le monde entier, soit une hausse de 24 % par rapport à 2006 (3 600 milliards de dollars).
Ce phénomène est le reflet d’une course au gigantisme dans tous les secteurs. Dans la sidérurgie, par exemple, Mittal Steel reprend en 2006 l’Européen Arcelor après une bataille boursière qui restera dans les annales.
La création de géants ne signifie pas cependant la disparition du processus concurrentiel et des petites et moyennes entreprises (PME). William BAUMOL (The Free-Market Innovation Machine, 2004) rappelle ainsi à juste titre que « Goliath a besoin de David pour grandir », autrement dit que la croissance des grands groupes dépend aussi de la puissance d’innovation des PME qui gravitent autour d’eux.
Les années 2000 seront aussi marquées par les amendes records dont devront s’acquitter certaines entreprises parce qu’elles ne respectent pas les règles de la concurrence. En 2004, par exemple, Microsoft est sanctionnée à hauteur de 500 millions d’euros par l’Union européenne pour abus de position dominante. En 2011, Procter & Gamble (biens de consommation courante), Unilever (agroalimentaire) et Henkel (adhésifs et produits d’entretien) le sont pour entente.
Les dangers de la concentration bancaire
Si la concentration bancaire renforce à première vue la stabilité des banques en les rendant plus « grosses » et plus « solides », elle peut aussi mener à la création d’établissements qui sont dits « too big to fail » (trop gros pour péricliter). Autrement dit, leur taille est tellement importante que leur faillite pourrait plonger l’intégralité de la sphère financière mondiale dans une crise systémique.
Par conséquent, une institution de ce type peut compter sur le soutien de l’État en cas de difficultés, car sa disparition nuirait à l’intérêt général. Elle peut donc se permettre, grâce à ce soutien, de prendre des risques toujours plus grands : on appelle cela l’« aléa moral »[2]. Tel est le raisonnement que les banques ont été accusées d’avoir commis dans les années 2000. C’est une des raisons principales pour lesquelles les autorités n’ont pas sauvé la banque Lehman Brothers en 2008, car elles voulaient faire un exemple pour signifier que le soutien de l’État n’est pas garanti.
Le mouvement de concentration bancaire a été stimulé par l’abolition du Glass Stegal Act en 1999 par le Gramm Leach Bliley Act. Comme l’ont montré REINHART et ROGOFF (Cette fois, c’est différent. Huit siècles de folie financière, 2009), une crise bancaire se manifeste par une panique bancaire, laquelle mène à la restructuration du secteur (notamment par des fusions). Ainsi, Bank of America a par exemple racheté Merryl Lynch en 2008 pour la sauver de la faillite, ce qui constitue un mouvement de concentration.
Par voie de conséquence, le secteur était alors encore plus concentré au lendemain de la crise. James KWAK et Simon JOHNSON (13 Bankers. The Wall Street Takeover and the Next Financial Meltdown, 2010) insistent donc sur la nécessité de « casser les grandes banques » et de restaurer plus de concurrence.
La high-tech : une concurrence acharnée
« Si vous ne vous cannibalisez pas vous-même, quelqu’un d’autre le fera pour vous » aimait à déclarer Steve JOBS, le patron fondateur d’Apple (décédé en 2011). Être dominant sur un marché ne suffit donc pas, il faut être capable de détruire sa propre offre dominante avant qu’un concurrent ne le fasse. C’est comme cela qu’une entreprise peut garder le leadership technologique. La technologie est en effet un univers impitoyable.
C’est ainsi que l’iPhone a cannibalisé les ventes d’un autre produit phare d’Apple, l’iPod (lecteur de musique), puis que l’iPad a pris des parts de marché à l’ordinateur portable. Dans la high-tech, une position n’est par définition jamais acquise, c’est pourquoi les entreprises doivent continuer d’innover, quels que soient leurs moyens. Ce phénomène justifie l’affir-mation de Joseph SCHUMPETER selon laquelle « un monopole n’est pas un mol oreiller sur lequel on peut se reposer ».
Cette compétition prend aussi la forme d'une guerre des talents. COLIN et VERDIER (L'Âge de la multitude, réédition de 2015) montrent comment les entreprises de la Silicon Valley se livrent à une guerre des talents sans merci. Les entreprises essaient d'attirer les ingénieurs et les talents les unes des autres. Facebook a par exemple massivement recruté des anciens salariés de Google à partir de 2008.
Une manière alternative de survivre consiste à racheter d'autres entreprises pour grandir, et ainsi rester dominant. Facebook a par exemple racheté Whatsapp pour 19 milliards de dollars en 2014. Le nombre d’utilisateurs est l’explication principale justifiant ce prix : Whatsapp est en effet partie pour atteindre le milliard d'utilisateurs – un seuil que seul Facebook peut revendiquer – ce qui la rend si intéressante aux yeux des annonceurs. Lors de cet achat, Facebook valait 200 milliards de dollars ; le rachat du concurrent n’a donc coûté « que » 10 % de la propre valeur de marché de l’entreprise.
Peter THIEL (cofondateur de PayPal et investisseur) reproche aux entreprises de technologies leur « idéologie de la compétition ». Dans Zero to One (2014), il analyse la compétition féroce entre Google et Microsoft : Google Search a été concurrencé par Bing, Office par Google Docs, Internet Explorer par Chrome, etc. Or, cela a coûté à ces deux entreprises leur domination, au profit d'Apple. En 2013, Apple était valorisée 500 milliards de dollars, quand Microsoft et Google valaient seulement 460 milliards de dollars à elles deux.
Le corporatisme à la française face à l’ubérisation
Steven L. KAPLAN et Philippe MINARD montrent dans La France malade du corporatisme ? (2004) que le corporatisme est en réalité un mal qui ronge l’économie française depuis l’Ancien Régime. Le cas des taxis est par exemple révélateur d’une forme de corporatisme français. Le Rapport pour la libération de la croissance française rendu par Jacques ATTALI en 2007 avait suggéré de déréglementer ces métiers et de mettre fin au système des licences, mais un fort mouvement social avait alors fait reculer le gouvernement. La réforme a pourtant été conduite avec succès en Irlande, en 2000, avec comme conséquence que le nombre de taxis a augmenté de 250 % dans le pays.
En 2014, la fronde des chauffeurs de taxi contre les voitures de tourisme avec chauffeur (VTC) – dont notamment Uber – est analysée par les partisans des VTC comme une corporation qui défend ses privilèges aux dépens de l’intérêt général. DELPHA et WYPLOSZ (La fin des privilèges) proposaient pourtant dès 2007 une solution raisonnable : il faut et il suffit que l’État dédommage les anciens concurrents en rachetant leurs licences, puis qu’il laisse entrer de nouveaux concurrents sur le marché.
On peut en retenir qu’un acteur dominant et bénéficiant d’une rente de situation n’est jamais à l’abri de l’arrivée de concurrents attirés précisément par cette rente. En France, les opérateurs téléphoniques traditionnels ont dû faire face à l’arrivée de Free Mobile en 2012. L’entrepreneur Xavier NIEL à la tête de Free déclarait alors « je suis un briseur de monopole ». Les offres de l’entreprise ont entraîné une guerre des prix au profit du consommateur qui réalise de substantielles économies.
L’avantage économique est même plus profond : d’après la loi psychologique fondamentale de KEYNES, plus un ménage est modeste, plus sa propension à consommer est forte, c’est-à-dire qu’il a tendance à consommer tout supplément de revenu. Ainsi, en payant son abonnement téléphonique moins cher, un Français modeste peut dépenser la somme économisée d’une autre manière. Il y a donc in fine un transfert de richesse entre les anciennes entreprises de l’oligopole et les autres secteurs de l’économie. Augustin LANDIER et David THESMAR ont montré en 2012 qu’une baisse de 10 % des prix des abonnements téléphoniques en France redonnerait 2 milliards d’euros de pouvoir d’achat aux ménages et créerait jusqu’à 30 000 emplois.
Il convient néanmoins de préciser que la guerre des prix entraîne aussi une baisse des recettes des entreprises, et donc une baisse des investissements possibles, d’où peut-être, en dernière instance, un ralentissement de la dynamique d’innovation.
Quoi qu'il en soit, « tout le monde a peur de se faire ubériser, de se réveiller un matin pour s'apercevoir que son business traditionnel a disparu » admet Maurice LÉVY (PDG du Groupe Publicis). Les taxis se sont fait attaquer par Uber, les agences de voyages et les agents immobiliers par Airbnb... Il existera peut-être bientôt un Uber propre à chaque service. De quoi confirmer les propos de Marc ANDREESSEN, qui déclarait que « le logiciel dévore le monde » et capte une part croissante de la valeur ajoutée dans les métiers qu'il « attaque » (Why is software eating the world, WSJ, 2011).
[1] Ce montant a été dépassé en 2015, avec 4 600 milliards de dollars (soit 4,2 milliards d’euros) de transactions annoncées.
[2] L’aléa moral caractérise une situation dans laquelle l’agent qui prend le risque ne sera pas affecté en cas d’échec.