La situation actuelle : une finance toute puissante et hors de contrôle ?
Ceci est un article issu de livre L'essentiel de l'histoire économique publié en 2017 par Arnaud Labossiere.
L’âge d’or des innovations financières
Les technologies de l’information et des communications (TIC) ont permis la création de nouveaux outils financiers : on parle volontiers d’innovations financières. Les produits dérivés (dont la valeur de réalisation [c’est-à-dire au prix de marché actuel] dépasse aujourd’hui les 650 000 milliards de dollars) et autres produits complexes (comme les CDS ou Credit Default Swap) ont acquis un poids considérable dans la sphère financière.
L’investisseur américain Warren BUFFET parle à leur sujet d’« armes de destruction massive » parce qu’elles mettent en danger la sphère financière, étant donné qu’elles auraient une propension très élevée à déclencher des crises financières.
Grâce à ces innovations, la sphère financière a vu sa complexité progresser et son volume gonfler à tel point qu’aujour-d’hui « le moindre grain de sable dans cette sphère financière peut être le détonateur d’une bombe atomique sur l’économie réelle » (GRAVEREAU et TRAUMAN)… Et si l’explosion se produit ? Alors le contribuable renfloue les banques, comme le dénonce le chroniqueur Martin WOLF : « aucune industrie n’a le même talent que l’industrie financière pour privatiser les gains et socialiser les pertes ».
La toute-puissance des banques et des fonds d’investissement
La société multinationale d’investissement Blackrock revendiquait plus 4 324 milliards de dollars d’actifs sous gestion en 2014. À titre de comparaison, le PIB de la France représentait alors 2 600 milliards de dollars (soit 60 %). Les grandes banques et les fonds d’investissement ont donc une influence considérable. Déjà en 1992, le financier George SOROS, patron du fonds Quantum, faisait sortir la Grande-Bretagne du SME à coups de spéculation : il a dès lors gagné le surnom de « l’homme qui a fait sauter la banque d’Angleterre ».
Les gestionnaires de fonds sont capables d’influencer le management des entreprises (du fait d’une gouvernance dite shareholder, c’est-à-dire orientée par l’intérêt des actionnaires), mais aussi les décisions des États, comme l’a montré la crise des dettes publiques des pays de la zone euro (à partir de 2010). Ils font aujourd’hui partie des personnes les plus riches du monde, à l’instar du financier John PAULSON[1], qui a gagné près de dix milliards de dollars (!) depuis le début de la crise financière actuelle, en pariant sur l’effondrement du marché immobilier américain, sur la hausse du cours de l’or et même sur la crise des dettes souveraines.
Force est de constater que les perspectives d’enrichissement renforcent le pouvoir d’attraction des milieux financiers, lesquels continuent à attirer des talents. En 2012, le revenu annuel moyen chez Goldman Sachs était de 300 000 dollars.
La crise des subprimes
« Tant que la musique joue, nous continuons à danser » déclare le PDG de Citigroup, Chuck PRINCE, en 2007, « … sauf qu’à ce moment-là, la musique s’était déjà arrêtée » ironisera George SOROS dans le documentaire Inside Job (2010). La crise des subprimes est causée par l’effondrement du marché immobilier américain, un marché entretenu par l’octroi massif de crédits aux ménages, des crédits transformés en produits financiers (les fameux CDO), puis revendus à des investisseurs du monde entier.
Le coup d’envoi de la crise est la faillite de la banque Lehman Brothers le 15 septembre 2008 à New York. Par un phénomène de contagion, toutes les places financières mondiales ont été immédiatement touchées : la crise financière est une crise boursière (effondrement des indices boursiers d’environ 50 % au cours de l’année 2008) et une crise bancaire (beaucoup de banques qui spéculaient accumulent des pertes dépassant la valeur de leur capitalisation boursière).
La crise devient économique du fait de l’appauvrisse-ment des ménages américains (entraînant un effondrement de la consommation) et des faillites d’entreprises (confrontées à une baisse de la demande et à des difficultés de financement). Les gouvernements et les banques centrales injectent massivement des liquidités dans le système bancaire pour renflouer les banques et les assurances (l’assureur américain AIG, notamment), et pour rassurer les marchés. Tels sont les objectifs du plan PAULSON[2], doté de 700 milliards de dollars en 2008.
Une finance hors de contrôle et déconnectée de l’économie réelle ?
Au Luxembourg, par exemple, la sphère financière représente 2 170 % du PIB (c’est-à-dire plus de vingt fois le PIB). Paul KRUGMAN (Pourquoi les crises reviennent toujours, 2008) parle de « banques de l’ombre » : du fait des montages financiers, des échanges de gré à gré et des paradis fiscaux, les banques sont devenues une nébuleuse difficile à cerner et par conséquent presque impossible à réglementer.
Cette nébuleuse semble être devenue un « casino mondial » (Maurice ALLAIS) gouverné simultanément par la rationalité des modèles mathématiques financiers et par une spéculation immodérée. Selon Steve FRASER (Wall Street : America’s Dream Palace, 2009), « Wall Street a de tout temps été un asile de fous avec ses manies incontrôlées, un centre abracadabrant de rêves invraisemblables et de dépressions irrationnelles, une démocratie de l’avarice, un carnaval, un monde sens dessus dessous, un boulevard d’opportunités illimitées et de désastres endémiques. Mais en même temps, le royaume de tous les rêves ». Un professeur à la Nottingham Trent University, Clive R. BODDY, dressait un bilan tout aussi préoccupant du monde de la finance quand il comparait les financiers à des « psychopathes » (dans un article intitulé The Corporate Psychopaths Theory of the Global Financial Crisis, publié en 2011 dans le Journal of Business Ethics).
Le reproche le plus couramment adressé aux banques est d’être tournées sur elles-mêmes et de ne plus être au service de l’économie dite « réelle » : fabriquer des produits dérivés et spéculer semble plus rémunérateur que le financement des PME. En 2012, le candidat François HOLLANDE, alors en campagne électorale, déclarait alors : « mon ennemi, c’est la finance ».
Les « FinTechs »
La finance est le nouveau terrain de jeu des startups du numérique, les FinTechs, (un raccourci pour « financial technologies »). Ces entreprises attaquent les métiers bancaires et financiers traditionnels en proposant des solutions innovantes et en s’appuyant souvent aussi sur des expériences d'utilisateurs (user experience) bien plus poussées que celles des acteurs établis. Une des plus anciennes est PayPal (solutions de paiement), fondée en 1998 et rachetée par eBay en 2002 pour 1,5 milliard de dollars. On peut également citer Lending Club, qui facilite les prêts entre particuliers ; Stripe, qui offre une expérience de paiement en ligne et sur mobile sans commune mesure avec les banques ; ou encore Kickstarter, qui est une plateforme de financement coopérative (crowdfunding).
Les investissements dans les FinTechs connaissent une croissance rapide. Ils sont ainsi passés de 928 millions en 2008 à 12,2 milliards d’euros en 2014 (d'après le cabinet Accenture). Même certaines applications s’engouffrent dans la brèche, comme Snapchat qui a lancé Snapcash pour permettre à ses utilisateurs d'envoyer de l'argent à leurs contacts ! Ces entreprises représentent à la fois un partenaire des acteurs traditionnels – lesquels sont aussi souvent investisseurs dans ces startups – et une menace potentielle. Comme le rappelait SCHUMPETER, « le nouveau ne naît pas de l’ancien, mais à côté de l’ancien et lui fait concurrence jusqu’à le tuer » (Capitalisme, socialisme et démocratie).
L’ambition d’une réglementation à l’échelle internationale
Pour Jean TIROLE et Matthias DEWATRIPONT (La réglementation prudentielle des banques, 1994), la question de la réglementation bancaire consiste à définir le degré de liberté qu’il faut laisser aux banques. L’idée d’une réglementation internationale de la finance et des banques n’est cependant pas récente. La réflexion a connu une réelle inflexion à partir des années 1980, avec l’invention du ratio COOKE (1988), et plus tard avec le ratio McDONOUGH (2004). Ces ratios, aussi appelés « ratios de Bâle I/II », visent à limiter le montant des prêts octroyés par une banque en fonction de ses capitaux propres pour assurer la stabilité des banques. Ces règles sont dites « prudentielles[3] » et les pays sont libres de les appliquer ou non.
En 2010, les accords de Bâle III se sont surajoutés à ces règles pour les renforcer. À l’échelle nationale, de surcroît, les pays ont étoffé leurs dispositifs réglementaires depuis les années 2000. Aux États-Unis, par exemple, le Dodd-Frank Act (voté en 2010) s’inspire du Glass-Steagall Act de 1933 sans aller aussi loin. Sa mesure phare est la règle VOLCKER (proposée par Paul VOLCKER, ex-secrétaire général de la Réserve fédérale), qui consiste à limiter l’investissement des banques dans des hedge funds à hauteur de 3 % de leur capital.
Visée par la réglementation, la finance, en particulier américaine, sait toutefois se faire entendre auprès de la classe politique. Wall Street a par exemple dépensé plus de 5 milliards de dollars en lobbying et en participation aux frais de campagne politique sur les dix dernières années. De quoi alimenter les théories critiquant la collusion entre les milieux financiers et politiques, et désignant un « complexe Wall Street-Trésor » (expression de Jagdish BHAGWATI) comme l’élite au pouvoir.
[1] À ne pas confondre avec Hank PAULSON, l’ancien secrétaire au Trésor des États-Unis (de 2006 à 2009).
[2] Du nom de l’ancien secrétaire du Trésor des États-Unis (2006-2009).
[3] Elles visent à garantir la « bonne conduite » des banques dans le but d’éviter les faillites en cascade et de protéger les épargnants.