Le XXe siècle : « Big Business and Big Regulation »
Ceci est un article issu de livre L'essentiel de l'histoire économique publié en 2017 par Arnaud Labossiere
Se passer de la concurrence : les années 1930
Dans le cadre de la crise des années 1930, défendre la concurrence n’est plus la priorité absolue. Il ne s’agit pas de laxisme, mais d’une forme de pragmatisme : « il y a de bons et de mauvais trusts » déclare par exemple le président F. D. ROOSEVELT.
Dans le cadre du New Deal, le NIRA de 1933 a ainsi favorisé l’entente entre entreprises ainsi que la création de cartels. Cette politique a stabilisé l’effondrement des prix, et elle a permis la création d’emplois.
En Allemagne, de même, la concurrence cède du terrain au profit de la création de grands Konzerns (« groupes ») tenus par des industriels peu scrupuleux et soutiens du pouvoir nazi. La cartellisation de l’économie allemande est même commandée par les nazis. Dans chaque secteur est ainsi créé un cartel où siègent les grands industriels avec des représentants de l’État. On peut citer par exemple le géant chimique IG Farben qui absorbe Höchst, Bayer, ou encore BASF.
La grande entreprise américaine
À partir des années 1950, la grande entreprise industrielle devient la norme aux États-Unis. David E. LILIENTHAL, le célèbre fonctionnaire qui a dirigé la Tennessee Valley Authority (créée en 1933) et qui fut aussi un des instigateurs du New Deal, fait par exemple l’éloge de la grande entreprise : « notre supériorité, concernant la production comme la distribution, notre richesse économique repose sur la taille de nos entreprises » (Big Business, 1953). Pendant cette période, le chiffre d’affaires de certaines grandes entreprises industrielles américaines pouvait même dépasser le PIB de certaines nations. En 1955, General Motors représentait ainsi 3 % du PIB américain, mais 100% du PIB italien.
John Kenneth GALBRAITH (Le Nouvel État industriel, 1967) se montre pour sa part plus méfiant vis-à-vis de la grande entreprise. Il dénonce notamment le fait qu’à travers un phénomène de « filière inversée », elle réussit à manipuler le consommateur pour qu’il achète ce qu’elle vend.
Les monopoles publics français contre la « soziale Marktwirtschaft » allemande
Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, la France et l’Allemagne font des choix très différents concernant la concurrence. La France fait le choix du dirigisme et des monopoles publics, tandis que l’Allemagne opte véritablement pour la concurrence. En France, la Constitution de la IVe République de 1946 annonce la couleur en stipulant que « tout bien, toute entreprise dont l’activité a ou acquiert le caractère d’un service national ou d’un monopole de fait doit devenir la propriété de la collectivité ».
Les grandes entreprises sont nationalisées, et elles seront grâce à cela le fer-de-lance de la modernisation de l’appareil productif, à l’origine de grandes réussites technologiques comme le TGV dans les années 1970. Jean-Charles ASSELAIN (Histoire économique de la France) parle de « la création, ou le développement de groupes à capitaux français de taille internationale ».
En Allemagne, l’État encadre certes le marché, mais il intervient peu, et surtout il reste à l’écart de pans entiers de l’économie. En effet, le dirigisme rappelle trop l’époque nazie. Ludwig ERHARD, ministre de l’Économie (1949-1963) sous Konrad ADENAUER, combat les racines économiques mêmes du nazisme, à savoir l’inflation, mais aussi la cartellisation.
L’« économie sociale de marché » (soziale Marktwirtschaft en allemand) est le nouveau mot d’ordre. Le modèle consiste à s’opposer à la fois au planisme dirigiste et au libéralisme débridé. Son objectif est d’encadrer le marché, de garantir de bonnes conditions de vie et la sécurité sociale, tout en favorisant une croissance élevée avec une faible inflation.
Le retour triomphant de la libre concurrence dans les années 1980 : privatisations et déréglementations
En 1977, l’anglais British Steel (entreprise publique) produit moins avec ses 230 000 employés que l’allemand Krupp (entreprise privée) avec 90 000 employés (soit deux fois et demie moins). Ce genre de constat impose donc une remise en question des entreprises et des monopoles publics. Ainsi, le consensus s’inverse à cette époque : les politiques vont privatiser les entreprises publiques et déréglementer l’économie, afin de favoriser la concurrence et la compétitivité.
En Angleterre, la Première ministre conservatrice Margaret THATCHER mène une grande vague de privatisations. British Aerospace passe au secteur privé en 1981, et soixante-cinq autres firmes suivront. La crise des PED amène beaucoup de ces pays à privatiser également leurs fleurons (ne serait-ce que pour rembourser leurs dettes) dans les années 1980. Au Mexique, par exemple, le président SALINAS privatise les télécoms (le groupe Telmex) en 1993. Au début des années 1980, la France fait encore figure d’exception. À peine arrivé au pouvoir, le président socialiste François MITTERRAND fait le choix des nationalisations : « je nationalise pour qu’on ne m’internationalise pas » se justifie-t-il.
Les déréglementations visent quant à elles, comme le montre George STIGLER dans Theory of Economic Regulation (1971), à rétablir les fonctions du marché pour atteindre les résultats économiques et sociaux de la réglementation, à moindre coût cependant pour la collectivité. Le mouvement est lancé en 1978 avec l’Airline Deregulation Act aux États-Unis.
Dans Supercapitalisme (2008), Robert REICH estime que si les déréglementations ont « réveillé l’ardeur animale du capitalisme », le bilan américain est mitigé. La déréglementation du transport aérien dès 1983 a par exemple conduit à la suppression du service dans des centaines de petites villes. Pour le transport routier, en revanche, le prix a pu ainsi baisser de 30 % entre 1980 et 2000.
La concurrence devient un objectif fondamental de la construction européenne. L'Acte unique européen de 1986 organise la libre circulation des capitaux, des biens et des services et des hommes, et la Commission européenne favorise l'ouverture des marchés, en conséquence de quoi ils deviennent « contestables ». Pour BAUMOL, PANZAR et WILLIG (Contestable Markets and the Theory of Industry Structure, 1982), un marché contestable est un marché sur lequel la liberté d’entrée est garantie. Sur un tel marché, ce faisant, une entreprise en monopole n’en profite pas afin d’éviter d'attirer des concurrents. La Commission européenne contrôle aussi les concentrations à l'aide de l'indice HERFINDAHL-HIRSCHMAN[1].
Les économies soviétiques : une absence de concurrence mortifère
La concurrence a été pour ainsi dire éradiquée dans les économies soviétiques. Nikita KHROUCHTCHEV a essayé d’en introduire un peu, mais ses tentatives infructueuses lui vaudront son limogeage, et son remplacement par le plus orthodoxe Léonid BREJNEV en 1964.
Expert des économies soviétiques, Janos KORNAÏ montre que c’est précisément l’absence de concurrence qui a signé l’échec de ces économies (Socialisme et économie de la pénurie, 1980). En effet, la concurrence oblige les entreprises à rechercher l’efficacité, à agir rationnellement et à innover. « La concurrence est ce qui oblige les gens à agir rationnellement » déclarait déjà par exemple Friedrich von HAYEK. Une planification excessivement centralisée, autoritaire, bureaucratique, irréaliste et peu réactive a finalement limité, voire empêché, les initiatives.
Arrivé au pouvoir en 1985, le dernier dirigeant de l’URSS, Mikhaïl GORBATCHEV, choisit le chemin de la réforme pour tenter de sauver l’économie soviétique. La fameuse perestroïka (1985-1991) introduit de la concurrence en libéralisant certains secteurs. Ces réformes ne parviendront cependant pas à empêcher l’effondrement du bloc soviétique en 1989.
Dans les années suivantes, les privatisations menées par Boris ELTSINE et la volonté d’introduire la concurrence et le libéralisme ont néanmoins eu des conséquences désastreuses. Joseph STIGLITZ parle dans La Grande Désillusion (2001) d’un « capitalisme des copains et des mafieux » qui a émergé quand un petit groupe d’hommes d’affaires (composé surtout d’anciens hauts fonctionnaires) ont accaparé toutes les ressources du pays : ce sont les oligarques comme KHODORKOVSKI (ancien PDG de Ioukos, une compagnie pétrolière russe) ou ABRAMOVITCH (actuel PDG de Ioukos et d’Evraz, un groupe sidérurgiste).
[1] Il est établi en additionnant le carré des parts de marché (généralement multipliées par 100) de toutes les entreprises du secteur considéré. Plus l'IHH d'un secteur est fort, plus la production est concentrée.