Le XXe siècle : des néoclassiques aux keynésiens, des keynésiens aux nouveaux classiques
Ceci est un article issu de livre L'essentiel de l'histoire économique publié en 2017 par Arnaud Labossiere.
Les grands concepts de Keynes et des keynésiens
Le keynésianisme constitue une rupture historique avec les dogmes classiques et néoclassiques. Alors que les néoclassiques pensent à long terme et dans un univers certain pour arriver à la conclusion que le marché s’autorégule, John Maynard KEYNES (1883-1946) propose dans sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1936) de penser l’économie à court terme (car « sur le long terme nous sommes tous morts »), dans un univers incertain, et d’admettre que le marché ne s’autorégule pas tout seul, mais que l’intervention de l’État est nécessaire pour relancer l’économie en période de crise. Dès lors, « un capitalisme sagement aménagé est supérieur à tout autre système économique existant ».
KEYNES est aussi à l’origine de l’économie comportementale et de l’introduction de la psychologie en économie – il a fait de l’état d’esprit des affaires et de la confiance des ménages dans l’avenir les principaux déterminants de l’activité économique. Les idées keynésiennes recevront un écho considérable dans les années 1930, et elles influenceront notamment les conseillers du Président F.D. ROOSEVELT au sein de son Brain Trust.
Rétrospectivement, la pertinence de nombre de ces analyses apparaît évidente. Dans Les Conséquences économiques de la guerre (1920), il dénonce l’absurdité des réparations imposées à l’Allemagne : « si nous cherchons délibérément à appauvrir l’Allemagne, j’ose prédire que la vengeance sera terrible ». En 1944, lors de la conférence de Bretton Woods, il propose la création d’une monnaie universelle, le bancor, mais cette idée sera rejetée par les États-Unis.
À partir des années 1970, ses théories sont en partie discréditées par les mauvaises performances économiques des politiques keynésiennes. Néanmoins, lors du déclenchement de la crise de 2008, ses solutions anti-crise sont revenues sur le devant de la scène et se sont imposées comme des évidences.
KEYNES met notamment en lumière le rôle de la demande. Son raisonnement identifie un circuit qui commence avec la consommation, soit la demande : celle-ci conditionne la production, laquelle agit à son tour sur l’emploi, lequel influe ensuite sur les salaires. L’importance de la demande chez l’économiste britannique se retrouve dans son analyse de la crise de 1930 : il ne s’agit pas, selon lui, d’une crise de surproduction, mais d’une crise de sous-consommation. Les entrepreneurs guettent et anticipent la demande des ménages : il s’agit de la demande anticipée, en fonction de laquelle ils déterminent leur niveau d’investissement.
KEYNES est également à l’origine du concept d’anticipation qui sera repris aussi bien par les monétaristes (anticipations adaptatives) que par les nouveaux classiques (anticipations rationnelles). C’est ainsi que conformément au mécanisme de l’accélérateur (que l’on doit à AFTALION et CLARK), une variation de la demande entraîne une variation plus que proportionnelle de l’investissement. Dès lors, l’épargne est considérée chez KEYNES comme un vice en ceci qu’elle constitue une fuite hors du circuit économique.
Alors que chez les classiques la monnaie n’est qu’un intermédiaire des échanges et une unité de compte, KEYNES ajoute la fonction de réserve de valeur. L’univers étant incertain, les individus souhaitent détenir de la monnaie pour se prémunir contre les revers de fortune.
Les keynésiens estiment d’autre part que la monnaie joue un rôle actif : les autorités monétaires peuvent donc agir sur la conjoncture en utilisant la politique monétaire. Le concept central est alors le taux d’intérêt. KEYNES écrit que « le taux d’intérêt mesure la prime qui doit être offerte afin d’inciter les gens à conserver leurs richesses sous une forme autre que de la monnaie thésaurisée » (Le loyer de l’argent). Le taux d’intérêt représente alors le prix de la renonciation à la liquidité. Les keynésiens SAMUELSON et LIPSEY reprendront l’observation empirique de PHILLIPS pour montrer que la politique monétaire a un arbitrage fondamental à faire entre l’inflation et le chômage : c’est la courbe de Phillips (1958).
KEYNES défend l’existence d’un chômage involontaire : « Le plein emploi est une situation aussi rare qu’éphémère », car le marché du travail est infiniment plus complexe que le laissent croire les classiques et les néoclassiques, pour lesquels le salaire est un prix comme les autres et le chômage volontaire (quand un travailleur refuse de travailler au prix déterminé par le jeu de l’offre et de la demande sur le marché du travail). Dans l’optique keynésienne, les employeurs n’embauchent pas à cause du niveau excessif des salaires réels, mais à cause de la faiblesse des perspectives de demande sur le marché des biens et services.
Le marché des keynésiens ne s’équilibre pas tout seul, si bien que les crises durables et généralisées sont possibles. La crise des années 1930 en est l’exemple le plus frappant. KEYNES insiste sur le fait que l’État doit intervenir dans l’économie et mener une politique contracyclique (un concept qu’il emprunte à MYRDAL) pour « réamorcer la pompe » et relancer l’économie. Cela peut se faire en agissant sur la demande grâce aux commandes publiques, ce qui se traduira en supplément de production, en investissement et en emplois. Ces deux derniers vont ensuite donner lieu à une demande supplémentaire, laquelle va à son tour renforcer la production.
KEYNES justifie la relance avec le principe du multiplicateur d’investissement public : les investissements publics entraînent des effets qui font progresser le revenu national en cascade. On doit à HICKS (Mr Keynes and the Classics, 1937) puis HANSEN (1956) le modèle IS/LM, qui montrera comment combiner la politique monétaire et la politique budgétaire dans le policy mix. Le keynésien ROBERTSON conceptualisera lui le « réglage fin » de la conjoncture par l’État.
Il ne faut cependant pas oublier que KEYNES est un libéral, qui ne prône pas le dirigisme et encore moins les nationalisations. En termes de fiscalité, il avait par exemple écrit dans sa correspondance avec l’économiste Colin Clark qu’un taux de prélèvement obligatoire de 25 % constitue la limite du supportable.
Les grands opposants au keynésianisme
Avec l’échec des relances keynésiennes des années 1970 et 1980, l’intervention, voire l’omniprésence de l'État est devenue contraignante et déséquilibrante. La nouvelle économie de l’offre s’attaque alors aux réglementations et à la fiscalité.
Les trois grands noms de ce courant sont George STIGLER, George GILDER et Arthur LAFFER.
STIGLER (The Citizen and the State : Essays on Regulation, 1975) s’attaque aux réglementations : il prône la déréglementation de l’économie, car celle-ci serait alors plus efficace pour atteindre les résultats que la réglementation s’était fixés. De surcroît, le fait que la réglementation soit souvent le fruit d’un marchandage politique entre des industriels et des hommes d’État renforce sa détermination à les voir disparaître.
GILDER rappelle pour sa part que les piliers du capitalisme sont l’entrepreneur et l’entreprise, c’est pourquoi il faut plus que tout défendre leur liberté d’entreprendre.
LAFFER est célèbre pour sa fameuse courbe (la « courbe de Laffer » présentée par le président REAGAN à la télévision), selon laquelle la fiscalité entraîne une baisse des recettes fiscales à partir d’un certain taux de prélèvement obligatoire, au-delà duquel il devient alors décourageant de travailler.
Au sein de la nouvelle économie de l’offre, le monétarisme est un courant de pensée qui s’attache principalement à étudier les propriétés de la monnaie. Avec son chef de file, Milton FRIEDMAN (prix Nobel d’économie en 1976), il remet au goût du jour l’équation de FISHER, mais il montre aussi que la monnaie est active. En effet, il conçoit l’inflation comme résultant de choix faits par la banque centrale. Il fait donc une recommandation simple pour minimiser les déséquilibres : faire correspondre la croissance de la masse monétaire à celle du PIB.
Par ailleurs, Milton FRIEDMAN (The Rôle Of Monetary Policy, 1968) remet en cause la pertinence de la courbe de PHILLIPS. Il montre à l’aide des anticipations adaptatives que si la politique monétaire peut réduire le chômage avec de l’inflation, cette réduction du chômage n’est que momentanée parce que les salariés prennent conscience de leur perte de pouvoir d’achat et réclament en conséquence une hausse de salaire, ce qui conduit à des licenciements. En fin de compte, la relance monétaire a juste augmenté l’inflation, le chômage étant revenu à son taux initial.
Les nouvelles écoles classiques utilisent des fondements microéconomiques pour expliquer les évolutions macroéconomiques. Robert LUCAS (prix Nobel en 1995), Robert BARRO, Finn KYDLAND (prix Nobel en 2004), Edward PRESCOTT (prix Nobel en 2004) et Thomas SARGENT (prix Nobel en 2011) sont les chefs de file de ce mouvement.
On doit à Robert BARRO l’équivalence ricardienne (ou effet RICARDO-BARRO) selon laquelle toute relance publique est inefficace, car les ménages anticipent la future hausse de la fiscalité (qui couvrira le coût de la relance) et réduisent donc en conséquence leur consommation pour épargner et faire face aux prélèvements obligatoires à venir.
Finn KYDLAND et Edward PERSCOTT (Rules Rather Than Discretion: The Inconsistency of Optimal Plans, 1977) montrent pour leur part qu’il faut contraindre la banque centrale en lui fixant des objectifs à respecter, plutôt que de la laisser mener une politique discrétionnaire aux effets incertains.
Thomas SARGENT a quant à lui eu recours au concept d’anticipations rationnelles, selon lequel les agents vont utiliser toute l’information disponible pour formuler des anticipations. Dès lors, quand la banque centrale mène une politique monétaire expansive, ils anticipent la hausse de l’inflation et réclament immédiatement des salaires, ce qui invalide la courbe de Phillips.
S’interrogeant sur les facteurs de la croissance, Robert LUCAS et Robert BARRO montreront avec la théorie de la croissance endogène que l’État peut agir sur la productivité et la croissance en finançant l’éducation et les infrastructures.
Enfin, on doit à la Nouvelle économie classique la théorie des cycles réels (Real Business Cycle Theory, RBC) selon laquelle les cycles économiques sont liés à des chocs exogènes (comme des chocs de productivité, ou une variation imprévisible de la quantité de monnaie du fait de l’action des banques centrales) auxquels les agents s’adaptent rationnellement.