
Le XXe siècle : la firme rationnelle et rationalisée
Ceci est un article issu de livre L'essentiel de l'histoire économique publié en 2017 par Arnaud Labossiere
L’organisation scientifique du travail
L’organisation scientifique du travail (OST) correspond à une rationalisation du processus productif. Frederick Winslow TAYLOR (L’organisation scientifique du travail, 1890), puis Henry FORD, vont pousser la rationalisation et la division du travail à leur paroxysme.
L’ingénieur TAYLOR montre qu’il faut décomposer la production en différentes tâches (division horizontale du travail) et définir la manière la plus efficace de réaliser chaque tâche (on parle alors de division verticale du travail, parce que c’est l’ingénieur qui impose la méthode à l’ouvrier). L’entrepreneur FORD va pour sa part introduire la standardisation des pièces et des produits (incarnée par la fameuse Ford T[1]), le travail à la chaîne et des rémunérations élevées (le « five dollar day »).
Cependant, l’OST ne se conforme pas à ces évolutions sans difficulté. En France, par exemple, les ouvriers de Renault font grève en 1913 contre le chronométrage, et seuls les impératifs productifs de la Première Guerre mondiale parviendront à généraliser ces méthodes. Durant les Trente Glorieuses, le fordisme devient la norme dans les usines américaines et européennes, entraînant de forts gains de productivité et une progression rapide des salaires (c’est le « compromis fordiste »).
Les conditions de travail et les cadences soutenues rendent toutefois le travail à la chaîne particulièrement pénible. Georges FRIEDMANN (Le Travail en miettes, 1956) dénonce un abrutissement des travailleurs et montre que la démotivation et l’ennui engendrés sont responsables d’un absentéisme et d’un turn-over croissants.
Les nouvelles formes d’organisation du travail (NFOT) et le dépassement du taylorisme
C’est en réponse à l’absentéisme et au turn-over que la réflexion sociologique a pensé le dépassement du fordisme. Les découvertes d’Elton MAYO (The Human Problems of an Industrialised Civilisation, 1933) font autorité en la matière. Entre 1927 et 1932, il observe qu’il existe un lien entre la productivité des salariés et le fait que l’on se soucie d’eux. L’intérêt individuel (autrement dit le salaire) n’est pas véritablement ce qui est en jeu ; il s’agit plus de l’estime de soi, à l’origine de la motivation : tel est l’« effet HAWTHORNE ».
Une autre étude, celle de Douglas McGREGOR (La dimension humaine de l’entreprise, 1960), insiste sur le rôle de la culture d’entreprise. Elle distingue les entreprises de culture X, tayloriste, qui repose sur un système hiérarchique très autoritaire, et les entreprises de culture Y, où l’on mise au contraire sur la responsabilité et sur la créativité des salariés. Les NFOT cherchent ainsi à redonner du sens au travail par l’élargissement et l’enrichissement des tâches. Dès les années 1950, dans les usines japonaises de Toyota, Taiichi OHNO met en avant l’implication des travailleurs – dans le dénommé « toyotisme » – et réorganise le travail avec, par exemple, la création de cercles de qualité, ou encore la philosophie du kaizen (traduit en français par « amélioration continue »).
L’entreprise bureaucratique et la disparition de l’innovation
Le corollaire de la révolution managériale est la multiplication des échelons dans la hiérarchie. Une telle organisation prend le risque de faire perdre leur sens aux notions mêmes d’innovation et de responsabilité. On peut ainsi parler d’une bureaucratisation des entreprises.
Le sociologue Michel CROZIER (Le phénomène bureaucratique, 1963) reproche à la bureaucratie de ne pas être réellement un mode d’organisation efficace et rationnel (comme le pensait Max WEBER). En effet, elle se traduit par la multiplication de règles de fonctionnement impersonnelles qui paralysent l’organisation. SCHUMPETER avait d’un certain point de vue anticipé cette évolution. « Le capitalisme peut-il survivre ? Non, je ne crois pas qu’il le puisse. (…) Le socialisme peut-il fonctionner ? À coup sûr, il le peut. » (Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942). Le socialisme n’a pas pour cet auteur un sens politique, mais organisationnel. Il craint que la figure de l’entrepreneur ne disparaisse dans les structures bureaucratiques, et avec elle, l’innovation.
Les gouvernances d’entreprise
La gouvernance peut être définie comme l'ensemble des mesures, des règles, et des différents outils qui permettent d'assurer le bon fonctionnement et le contrôle d'un État, d'une institution ou d'une organisation, qu'elle soit publique ou privée, régionale, nationale ou internationale.
Quels sont les objectifs de la firme ? Telle est la question à laquelle doit répondre la gouvernance de l’entreprise. Les travaux de BERLE et MEANS (The Modern Corporation And Private Property, 1932) ont mis en évidence une divergence d’objectifs entre les propriétaires de la firme (les actionnaires) et les gestionnaires de la firme (managers). Les premiers souhaitent en effet maximiser le profit tandis que les seconds ont comme priorité le développement des parts de marchés ou la maximisation du chiffre d’affaires. Avec la dérégulation financière des années 1980, les actionnaires, par le truchement des fonds d’investisse-ment ou des fonds de pension, ont acquis un pouvoir considérable sur la firme, reléguant au second plan les managers.
Ce sont les années où des financiers comme Carl ICAHN ou Ronald PERELMAN bâtissent des fortunes en prenant le contrôle d’entreprises en difficulté via des OPA hostiles (une offre publique d'achat à laquelle la société cible s’oppose fermement), puis en restructurant ces mêmes entreprises, avant de les revendre en pièces détachées. Une banque s’est distinguée dans le financement de ce type d’opération : la Drexel Burnham Lambert. Le financier vedette de cette banque, le trader Michael MILKEN, a été condamné pour fraude et délit d’initié (en plus de quatre-vingt-dix autres chefs d’inculpation) en 1989. Le magazine Time lui consacrera sa une de février 1990, titrée « La chute du prédateur », avec le sous-titre « Où sont donc les larmes ? ».
L’internationalisation des firmes et la division internationale du processus productif (DIPP)
« Une combinaison originale d’un phénomène d’intégration international des marchés combiné à une dynamique de désintégration des processus de production » : c’est ainsi que Robert FEENSTRA (Integration Of Trade And Disintegration Of Production In The Global Economy, 1998) définit la mondialisation. À partir des années 1970, les firmes deviennent plus que jamais multinationales[2], même si elles n’ont pas attendu cette période pour produire ou vendre à l’étranger – elles le font déjà depuis des siècles. La Compagnie des Indes orientales, l’entreprise coloniale créée en 1602 par Colbert, était en effet considérée comme la première firme multinationale.
Néanmoins, la mondialisation accélère et intensifie considérablement ce processus. Les firmes produisent de plus en plus pour un marché mondial et elles « éclatent » le processus productif dans différents pays. Pour l’iPhone, par exemple, la conception et le design sont réalisés aux États-Unis ; les matières premières viennent de Mongolie ; certaines parties sont produites au Japon, en Corée du Sud, à Taïwan et même en Europe ; le produit fini est assemblé en Chine. On parle d’une « division internationale du processus productif » (DIPP). Suzanne BERGER estime que les produits sont désormais « made in monde » (Made in monde : les nouvelles frontières de l'économie mondiale, 2006).
[1] À ce propos, on attribue souvent à Ford la phrase suivante : « un client peut demander cette voiture en n'importe quelle couleur, du moment que c'est noir ».
[2] Une entreprise multinationale est implantée dans plusieurs pays par le biais de filiales dont elle détient tout ou une partie du capital.