Le XXe siècle : la politique monétaire au service des grands équilibres – l’âge de l’inflation, l’apparente disparition de la déflation
Ceci est un article issu de livre L'essentiel de l'histoire économique publié en 2017 par Arnaud Labossiere.
Les guerres et la redécouverte de l’inflation
Dans Vive la crise et l’inflation (1983), Jacques MARSEILLE et Alain PLESSIS montrent que l’histoire de l’inflation commence avec la Première Guerre mondiale.
La France a financé la guerre par l’emprunt et la planche à billets, car les prélèvements obligatoires étaient loin de pouvoir lui suffire, ainsi que le montre l’historien Jean-Charles ASSELAIN. Il en résulte des tensions inflationnistes fortes : en 1920, par exemple, le taux d’inflation est de 37 % en France.
Au sortir de la guerre, le franc et la plupart des monnaies ne sont plus convertibles en or, ce qui pose la question de la confiance que l’on peut accorder aux monnaies fiduciaires.
L’hyperinflation allemande : les échecs de la République de Weimar
Selon Phillip. D. CAGAN (The Monetary Dimension Of Hyperinflation, 1956), on peut parler d’hyperinflation quand le taux d’inflation dépasse les 50 % par mois[1].
L’Allemagne de Weimar fait l’expérience de l’hyperinflation dans les années 1923-24. Ce phénomène est la conséquence indirecte de la guerre en Allemagne : les besoins de la reconstruction, le renchérissement des importations du fait de la dépréciation du mark (on parle alors d’inflation « importée ») et l’indexation des salaires sur les prix. Entre 1913 et 1924, les prix de gros allemands sont ainsi multipliés par mille (contre sept en France). Par exemple, un kilogramme de beurre valait alors deux cent cinquante milliards de marks.
Cette hyperinflation allemande est rétrospectivement considérée comme une des causes profondes du nazisme : elle a en effet ruiné les épargnants, lesquels ont donc par la suite perdu confiance dans la République naissante. Cet épisode économique tragique confirme l’affirmation de LÉNINE selon laquelle « pour détruire une société, il faut détruire sa monnaie ».
L’erreur d’une banque centrale ? La crise de 1929 et la déflation par la dette
Dans un ouvrage devenu célèbre, L’Histoire monétaire des États-Unis 1867-1960 (1963), Milton FRIEDMAN et Anna Jacobson SCHWARTZ reprochent à la Réserve fédérale (ou Fed) le déclenchement de la crise des années 1930. Elle a baissé ses taux directeurs dans les années 1920 – ce qui aurait facilité la spéculation – puis les a relevés brutalement en 1929, ce qui aurait déclenché la crise.
En raison de son caractère déflationniste, la crise des années 1930 est considérée comme la dernière crise du XIXe siècle. Comparativement, les crises suivantes n’entraîneront en effet pas de déflation aussi importante. Entre 1929 et 1933, les prix de gros chutent de 20 % aux États-Unis et de 12 % en France.
Combinée à un endettement important des ménages, la baisse des prix est à l’origine de l’effet de la déflation par la dette (ou « dept deflation ») théorisé par Irving FISHER dans The Dept Theory Of The Great Depression (1933). Avec la déflation, la monnaie prend de la valeur (puisqu’elle en perd avec l’inflation), si bien que le montant qu’un agent endetté doit rembourser devient de plus en plus lourd. Or, le remboursement d’une dette correspondant à une destruction de monnaie (et l’emprunt à une création monétaire), les remboursements réduisent la masse monétaire, créant ainsi paradoxalement un cercle vicieux de la déflation et de la dette : « chaque dollar impayé est plus lourd, plus ils remboursent, plus ils doivent » conclut FISHER.
L’autre épisode déflationniste des années 1930 réside dans les politiques déflationnistes mises en place par des pays comme la France pour contrer les dévaluations des partenaires commerciaux. Pierre-Cyril HAUTCOEUR (La fausse promesse du « choc de compétitivité », Le Monde, 2012) montre que la politique déflationniste française menée par le gouvernement LAVAL en 1935 (dont une des mesures principales est la baisse des salaires) est responsable de l’enlisement de la France dans la crise. Les États-Unis ont au contraire cherché dès 1933 à relancer l’inflation, par exemple en garantissant des prix minimums aux agriculteurs – ce qui a enrayé la chute des prix.
La monnaie active chez les keynésiens
John Maynard KEYNES prend le contrepied des théories néoclassiques en reconnaissant à la monnaie une valeur de réserve dans un univers incertain. Dans sa Théorie de la monnaie (1930) et dans la Théorie générale (1936), il montre que la monnaie a un impact sur l’économie réelle, en conséquence de quoi les pouvoirs publics peuvent agir sur l’économie grâce à la politique monétaire. Cette hypothèse implique un pouvoir suffisamment significatif des autorités monétaires, ainsi que des stratégies dites de « réglage fin » pour adapter la création monétaire aux impératifs spécifiques d’une croissance équilibrée.
Christina ROMER (conseillère de Barack OBAMA) montre que, dans le cadre de la politique de New Deal des années 1930, la reprise de l’activité en 1935 et la baisse du chômage s’expli-quent par la politique monétaire bien plus que par la politique budgétaire (What Ended The Great Depression, 1992).
Le modèle IS/LM de HICKS et HANSEN ainsi que la courbe de PHILLIPS ont explicité le fonctionnement de la politique monétaire. Le premier montre que l’on peut combiner la politique monétaire et la politique budgétaire pour agir sur la conjoncture. La seconde montre qu’il existe un arbitrage fondamental entre l’inflation et le chômage : c’est un « cruel dilemme » (SAMUELSON) et il revient à la puissance publique de choisir. « Entre le chômage et l’inflation, je choisis l’inflation » déclarera par exemple le président POMPIDOU. La Banque de France sera nationalisée en 1945 pour mener à bien la politique monétaire.
L’inflation structurelle des Trente Glorieuses
Les Trente Glorieuses connaissent de réelles et sérieuses tensions inflationnistes. Parmi les explications de cette inflation, on peut citer : la fin des prix administrés, l’insuffisance de l’offre (comme l’a montré KEYNES : en situation de plein emploi des facteurs de production, une hausse de la demande se traduit par de l’inflation), l’inflation monétaire due à la politique monétaire expansive, et une boucle prix-salaires (mise en évidence par KALDOR et KALECKI : les entreprises et les salariés sont en lutte pour le partage de la valeur ajoutée, et cette situation crée une inflation auto-entretenue).
Des plans de stabilisation seront mis en œuvre pour enrayer cette inflation, comme les plans PINAY (1952) et PINAY-RUEFF (1958) en France. En 1969, le président américain NIXON fait de la lutte contre l’inflation sa priorité gouvernementale, en vertu de laquelle il a recours au blocage des prix.
Les chocs inflationnistes : l’inflation hors de contrôle ?
Comme l’ont montré LORENZI, PASTRE et TOLEDANO (La crise du XXe siècle, 1980), l’inflation était déjà présente dans les pays occidentaux et le choc ne fait qu’aggraver la tendance. Mais avec les chocs pétroliers (1973 puis 1979), elle dérape et devient hors de contrôle. Le mécanisme économique est le suivant : les producteurs qui subissent la hausse du prix de leur matière première (le pétrole) reportent le coût sur le client en augmentant les prix. On parle alors d’une inflation importée.L’inflation en France avec les chocs pétroliers
Les pays développés font aussi l’expérience de la stagflation. Il s’agit d’une situation inédite dans laquelle les économies connaissent simultanément une inflation forte et une croissance faible. À l’inflation s’ajoute un fort taux de chômage : il passe par exemple en France de 2-3 % pendant les Trente Glorieuses à 6 % en 1980. Alain COTTA (Inflation et croissance en France depuis 1962, 1974) estimait qu’une des explications de la hausse de l’inflation était la hausse des investissements. En freinant les investissements à partir de 1974 avec une politique monétaire restrictive, les PDEM ont cependant davantage ralenti l’activité et fait progresser le chômage.
Monétarisme et indépendance des banques centrales
« Il y a lieu d’adopter la stabilité des prix à la fois comme but de la politique monétaire, et comme guide et critère de réussite » : tel est le crédo de Milton FRIEDMAN (The Role Of Monetary Policy, 1968), chef de file du courant monétariste et prix Nobel d’économie en 1976. Pour les tenants du monétarisme, il faut aligner la croissance de la masse monétaire sur la croissance du PIB pour éviter les dérapages inflationnistes. Il le faut d’autant plus que l’existence d’anticipations adaptatives[2] invalide la courbe de PHILLIPS.
Les agents sont certes victimes de l’illusion monétaire dans un premier temps, mais ils finissent par comprendre qu’il s’agit d’une hausse des prix. Les entrepreneurs qui avaient cru à une hausse de leur chiffre d’affaires licencient, tandis que les salariés, constatant la baisse de leur pouvoir d’achat, exigent des augmentations salariales. À la fin de l’enchaînement, le salaire réel n’a pas changé (du fait de l’inflation), mais le chômage a lui bien augmenté. FRIEDMAN ajoute donc : « je ne pense pas qu’il y ait à choisir entre l’inflation et le chômage, le vrai enjeu est de savoir si l’on veut le chômage tout de suite ou plus tard. ».
Le courant monétariste connaît un réel succès à la fin des années 1970. Aux États-Unis, le président de la Fed Paul VOLCKER décide de réduire la masse monétaire et l’inflation. En 1981, il élève donc les taux directeurs jusqu’à 20 % et vainc ce faisant l’inflation. À partir des années 1980, la plupart des pays vont de même privilégier la lutte contre l’inflation. Cette croisade économique passe également par l’indépendance des banques centrales, afin qu’elles ne soient plus à la solde des gouvernants qui leur font commettre des « incohérences temporelles »[3] (d’après Finn KYDLAND et Edward PRESCOTT, Rules Rather Than Discretion : The Inconsistency of Optimal Plans, 1977).
La désinflation compétitive
Dans le cadre de la lutte contre l’inflation, les PDEM mettent en place des politiques de désinflation compétitive. L’objectif est à la fois de réduire l’inflation, de restaurer la profitabilité des entreprises, d’encourager les comportements d’épargne indispensables à l’investissement, et de soutenir une croissance tirée par les exportations. En France, cela se traduit par une politique monétaire restrictive. Ainsi, l’inflation baisse (2,1 % en 1993 contre 13,6 % en 1980) et l’excédent commercial progresse de 20 milliards en 1992 à 60 milliards de francs (+ 50 %) en 1993.
Pour freiner l’inflation, on opte pour une désindexation des salaires sur le niveau des prix, et, pour réduire le chômage, les marchés du travail seront réformés en profondeur. Le mot d’ordre de cette période est : « les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain, qui sont aussi les emplois d’après-demain. » (Helmut SCHMIDT, chancelier ouest-allemand en 1974).
[1] C’est-à-dire que la monnaie perd au moins un tiers de sa valeur en un mois.
[2] Selon ce concept, les agents économiques adaptent leurs choix à l’informa-tion en corrigeant leurs erreurs passées.
[3] La meilleure décision que peut prendre le gouvernement n’est pas forcément identique dans le temps, ce qui pousse les agents à anticiper les revirements de sa politique économique.