Les précurseurs de la sociologie
Ceci est un article issu de livre L'essentiel de l'histoire économique publié en 2017 par Arnaud Labossiere.
Le sens de l’Histoire et la notion de progrès : CONDORCET et COMTE
La foi dans le progrès et l’idée d’un sens de l’Histoire se trouvent déjà chez Nicolas de CONDORCET, dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1795).
Il interprète l’histoire de l’humanité comme une histoire en dix étapes, dont la dernière serait l’accession à la vérité et au bonheur. Située à la fin de la neuvième étape, la Révolution française a conduit aux droits de l’homme et à l’égalité sociale.
Auguste COMTE a aussi schématisé un sens de l’Histoire scindé en étapes. Les sociétés passent selon lui d’un état théologique (dominé par la religion) à un état métaphysique (où émerge une réflexion critique et philosophique) pour aboutir à l’état « positif » (c’est-à-dire scientifique), où l’homme est capable de considérer les faits à travers « leurs lois effectives, leurs relations invariables de succession et de similitude ».
La naissance de la sociologie politique : MONTESQUIEU et ROUSSEAU
« J’ai d’abord examiné les hommes et j’ai cru que, dans cette infinie diversité de lois et de mœurs, ils n’étaient pas uniquement conduits par leur fantaisie. » MONTESQUIEU, De l’esprit des lois (1748). Dans cet ouvrage, le philosophe des Lumières explicite par le biais d’une étude comparée les facteurs explicatifs des lois : celles-ci relèvent de la démographie, du commerce, et du climat. Il distingue ainsi les liens qui existent entre les lois, le régime politique, les comportements, et les valeurs dans en une typologie restée célèbre :
- Le régime despotique est associé à l’absence de lois et son principe moral est d’inspirer la crainte.
- Le régime monarchique repose sur la fixité des lois, souvent plus orales et coutumières qu’écrites, et sur l’honneur.
- Le régime républicain se caractérise par l’adoption et la modification des lois par la volonté populaire, et son principe réside dans les vertus morales et citoyennes.
Dès ce siècle des Lumières se multiplient ainsi les tentatives de discerner, d’une part, ce qui fonde la légitimité du pouvoir, et d’autre part ce qui permet la vie sociale. C’est à cet égard qu’émerge la notion de « contrat social », en particulier chez Jean-Jacques ROUSSEAU (Du Contrat social, 1762). Elle repose sur l’idée que la société a pour fondement un pacte théorique passé entre ses divers membres.
Les grands concepts de TOCQUEVILLE
La pensée d’Alexis de TOCQUEVILLE (De la démocratie en Amérique, 1835 et 1840) s’inscrit dans une forme de synthèse : interprétations sur le sens de l’Histoire, réflexions sur le rôle de l’État, sur le contrat social, et sur l’État de droit.
Le thème favori de cet auteur est l’égalisation progressive des conditions : « Quand l’inégalité est la loi commune des sociétés, les plus fortes inégalités ne frappent point l’œil. Quand tout est à peu près de même niveau, les moindres le blessent, c’est pour cela que le désir de l’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité est grande » écrit-il à ce propos. Avec la démocratisation des sociétés, l’égalité devient progressivement une réalité. Cette tendance de fond se transforme cependant en une passion pour l’égalité qui ne tolère plus la moindre inégalité.
TOCQUEVILLE a beaucoup écrit sur l’individualisme, défini comme la recherche du bonheur dans la sphère privée. La société démocratique, avance-t-il, a pour corollaire l’individualisme et le risque de l’égoïsme. Il met donc en garde contre la perspective d’un isolement de l’individu à mesure que l’État étend son pouvoir et ses prérogatives. Il faut craindre l’apparition d’un État despotique qui menace de réduire « chaque nation à n’être qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux ».
Enfin, le philosophe dénonce aussi la « tyrannie de la majorité ». C’est une conséquence logique de la prise de décision démocratique, que les minorités ne peuvent pas se faire entendre face à la majorité. Leur sort est donc une source légitime d’inquiétude, car elles pourraient être sujettes à l’abus de pouvoir de la majorité.
La sociologie de MARX
Karl MARX définit fondamentalement la société comme un champ de lutte. Il appréhende le fait social dans une large vision où le déterminisme des classes sociales est prédominant par rapport aux libres choix de l’individu. Dans sa conception, les classes sociales existent en elles-mêmes, et par la place qu’elles occupent dans le mode de production, duquel découlent des oppositions historiques (par exemple, les serfs face aux seigneurs, les prolétaires face aux capitalistes).
Le marxisme met aussi en avant l’importance de la « conscience de classe », qui recouvre la distinction entre la classe en soi et la classe pour soi. La classe en soi est définie par les rapports de production et elle est un état de fait ; tandis que la classe pour soi est liée à la construction d’une conscience de classe. La paysannerie est par exemple une classe en soi, mais pas une classe pour soi. Le projet marxiste vise donc à faire du prolétariat une classe pour soi dans le but de mettre fin à l’exploitation capitaliste.
MARX met en évidence une double aliénation, celle du travailleur à sa tâche, d’une part, de plus en plus privé d’autonomie et dépossédé des moyens de production ; celle due au fétichisme de la marchandise, d’autre part, soit, en d’autres termes, la caractéristique d’une société qui érige toute chose en fonction de la norme marchande, d’une valeur d’échange monétaire. Il affirme que la société détermine totalement l’individu, notamment à travers des processus idéologiques (dont le plus puissant est la religion, cet « opium du peuple »), et y compris jusque dans ses valeurs et ses croyances.
La société comme espace de compétition : SPENCER et PARETO
« Il faut laisser faire, laisser la compétition naturelle se livrer, les meilleurs trouver la place, jouer l’ordre naturel, il faut laisser à la spontanéité naturelle un espace grandissant d’initiative » demande Herbert SPENCER dans ses Principes de sociologie (1896). Il défend ainsi la position du « darwinisme social ». Selon celui-ci, les sociétés connaissent des évolutions : elles iraient de l’homogène vers l’hétérogène et du simple vers le complexe, une dynamique au sein de laquelle s’épanouit une compétition entre les individus. Le succès des plus aptes conduit à l’amélioration de la société.
Vilfredo PARETO précise cette approche avec sa théorie de la « circulation des élites ». Il montre que toutes les sociétés se caractérisent par une élite et que, de ce fait, « l’Histoire est un cimetière d’aristocraties ». Cependant, les « aristocraties ne durent pas », car il s’opère un processus de remplacement des élites, dont les révolutions sont le témoignage le plus explicite. Ainsi, le fait que les meilleurs accèdent au pouvoir est une bonne chose pour la société aussi longtemps que ce processus ne se grippe pas.