Quelques grands noms et courants de la sociologie depuis Weber et Durkheim
Ceci est un article issu de livre L'essentiel de l'histoire économique publié en 2017 par Arnaud Labossiere.
Le fonctionnalisme de PARSONS et MERTON
Le fonctionnalisme est une doctrine sociologique selon laquelle la société est un système dont l’équilibre dépend de l’intégration de ses diverses composantes. Il privilégie donc l’étude des mécanismes d’adaptation et d’intégration.
Chef de file du courant, Talcott PARSONS (La Structure de l’action sociale, 1937) définit des registres comportementaux (par exemple, l’orientation de l’individu vers la collectivité ou vers lui-même) qui offrent une grille de lecture de l’attitude des acteurs au sein d’une institution. Celle-ci formule en retour des exigences destinées à l’égard des acteurs qui la composent.
Robert MERTON (Éléments de théorie de méthodologie sociologique, 1953) approfondit les analyses de PARSONS en distinguant le groupe d’appartenance de l’individu de son groupe de référence, celui dans lequel il se projette subjectivement. Il propose alors une classification des comportements en fonction du degré d’adhésion de l’acteur au système :
- le conformisme (intériorisation et acceptation des normes) ;
- le ritualisme (suivre les normes par pragmatisme ou crainte, sans toutefois les intérioriser) ;
- l’innovation (communauté des buts, divergence des moyens) ;
- l’évasion (fuir les normes sans volonté de les changer) ;
- la rébellion (volonté de changer les normes et les institutions).
Culture urbaine, mobilité sociale et la sociologie des villes : LYND, WARNER et GARDNER
Robert et Helen LYND analysent les valeurs et les comportements de l’Amérique profonde et conservatrice à partir de l’exemple de la ville de Muncie, dans l’État de l’Indiana (Middletown : a Study in Contemporary American Culture, 1929). Ils mettent en évidence le racisme sous-jacent, la conviction de la supériorité du christianisme, la croyance dans le caractère irréductible de la pauvreté, et la foi dans les vertus du progrès de cette Amérique.
Dans les années 1930, William WARNER mène à son tour des études sur la stratification sociale dans une ville du Massachussetts qu’il baptise « Yankee City ». À partir de nombreux critères de classification allant du revenu jusqu’à la résidence, en passant par le mode de vie, il identifie six classes différentes :
- la upper-upper class (grande bourgeoisie) ;
- la lower-upper class (nouveaux riches) ;
- la upper-middle class (classe moyenne aisée) ;
- la lower-middle class (classe moyenne moins aisée) ;
- la upper-lower class (ouvriers qualifiés) ;
- la lower-lower class (le sous-prolétariat).
Sa vision n’est pas déterministe, car les individus peuvent se déplacer au fil de leur vie dans le champ social. Il s’agit donc d’une vision optimiste de la mobilité sociale.
Burleigh B. GARDNER (Deep South : A Social Anthropological Study of Caste and Class, 1941) prend le contre-pied de cette analyse en se penchant sur les villes du sud des États-Unis pour montrer que la mobilité sociale est particulièrement faible, au point de parler de castes.
Une sociologie de l’influence, de l’information et des médias : LAZARSFELD et KATZ
Paul LAZARSFELD et Elihu KATZ (Personal Influence, 1955) s’interrogent sur l’influence effective des médias dans le processus de prise de décision. Ils sont à l’origine la théorie de la « communication à double étage ». Rejetant l’analyse selon laquelle les médias ont un pouvoir d’influence décisif, ils mettent au contraire en évidence l’importance du « leader d’opinion », un individu dont l’opinion compte tout particulièrement auprès de ses semblables. Ainsi, les médias sont un étage, et les leaders d’opinion forment l’autre. Ces deux étages permettent de prédéterminer le comportement des gens (comme lors d’une élection), mais aussi leur perception (pour la mode, par exemple).
L’interactionnisme : ELIAS et OLSON
L’interactionnisme est un courant qui cherche à concilier le libre arbitre et le déterminisme social. Norbert ELIAS (La Société des individus, 1983) montre ainsi que si la vie sociale correspond à un jeu, les règles du jeu n’empêchent pas chacun de jouer son propre rôle.
Mancur OLSON (La Logique de l’action collective, 1962) caractérise l’action collective comme butant sur le paradoxe du « passager clandestin » (free rider). En effet, dès lors que les bénéfices d’une action collective sont partagés indépendamment de la contribution individuelle, chacun a rationnellement intérêt à laisser les autres agir à sa place. C’est par exemple le problème auquel est confronté le syndicalisme français : le résultat d’un mouvement social profite à tous, mais chaque salarié préfère laisser à autrui la responsabilité d’être gréviste. À l’extrême, le phénomène du « passager clandestin » peut rendre impossible toute action sociale. Cependant, l’enjeu identitaire qui conditionne le passage à l’action pèse aussi dans la balance.
Le contrôle social et la déviance : REYNAUD, BECKER et GOFFMAN
D’après Jean-Daniel REYNAUD (Les règles du jeu, 1989), le contrôle social désigne « le maintien des règles et la lutte contre les déviances ». Reste alors à définir la déviance, ce que fait Howard BECKER de la manière suivante : « le caractère déviant ou non d’un acte dépend de la manière dont les autres réagissent » (Outsiders, 1963). Ainsi, la déviance est sociologiquement un phénomène d’étiquetage par rapport à une norme. Erving GOFFMAN montre dans Stigmate (1968) que ce phénomène entraîne une stigmatisation des individus jugés déviants : ils perdent leur identité et tendent à ne plus être considérés comme des êtres humains à part entière.
Les grands concepts de BOURDIEU
Considéré comme un des plus grands sociologues du XXe siècle, Pierre BOURDIEU met à profit dans son œuvre trois grandes sources d’influence : le marxisme, pour lequel la société est organisée par le rapport de classe ; l’idée wébérienne que toute domination doit être légitimée ; et l’analyse holistique durkheimienne de la société.
Reprenant le concept marxiste du capital, il en distingue néanmoins plusieurs formes : économique (revenu, patrimoine), social (ensemble des relations, réseau), culturel (éducation) et symbolique (réputation, prestige). Cette typologie permet aussi d’établir des classifications. Ainsi, si les patrons ont un capital culturel plus faible que les professeurs, ils possèdent un capital économique plus fort.
Dans Les Héritiers, les étudiants et la culture (coécrit avec Jean-Claude PASSERON en 1964), Pierre BOURDIEU s’attaque à l’école en tant que vecteur de reproduction sociale. Ainsi, l’institution ne sélectionnerait pas les meilleurs, mais seulement les détenteurs du capital culturel propre aux classes dominantes. Les élèves issus de classes sociales moins cultivées sont donc condamnés à échouer dans le système scolaire, car leurs parents ne leur ont pas transmis l’héritage culturel nécessaire. Dans La noblesse d’État (1989), il explique également que le capital économique du XXe siècle ne peut être transmis sans être culturellement légitimé. Paradoxalement, la démocratisation scolaire protège de mieux en mieux la reproduction, alors qu’elle était destinée à la combattre.
Dans La Distinction. Critique sociale du jugement (1979), le sociologue français met en évidence le tropisme de chaque classe à se différencier des autres, de par son style de vie et ses habitudes de consommation. Ainsi se joue par l’intermédiaire des jugements de goût et des choix de consommation une lutte des classes symbolique, dans la mesure où « tout goût est avant tout un dégoût du goût des autres ».
Concept phare de BOURDIEU, l’habitus se définit comme « ce que l’on a acquis, mais qui s’est incarné de façon durable dans le corps sous forme de dispositions permanentes ». Il est un élément à la fois structuré, dans le sens où il est déterminé par l’appartenance de classe, et structurant, parce qu’il est un facteur de la socialisation et qu’il est impliqué dans le rapport au monde de l’individu.
Enfin, la société bourdieusienne doit être comprise comme un ensemble de champs imbriqués les uns dans les autres : le social, le culturel, l’économique, le sportif, le religieux, etc., chacun obéissant à une organisation et à des règles. La notion de « violence symbolique » désigne l’intériorisation par les agents de la domination sociale inhérente à la position qu’ils occupent dans un champ donné : le rapport de force propre à un champ a ainsi tendance à déborder sur tous les autres.
La sociologie de BOUDON
Raymond BOUDON montre dans L’Inégalité des chances (1973) que la démocratisation de l’école n’a pas conduit à une plus grande égalité des chances, soit un constat similaire à celui de BOURDIEU. Son explication est cependant tout autre : fondée, elle, sur l’individualisme méthodologique, elle conçoit l’ineffica-cité scolaire comme la résultante de choix individuels.
En premier lieu, l’école n’est pas efficace pour les enfants issus de milieux défavorisés parce que leur famille ne voit pas l’intérêt de faire de longues études : elle en perçoit au contraire de manière excessive le coût d’opportunité. Il existe ensuite un phénomène d’« inflation des diplômes »[1] dû à leur massification. On peut donc conclure que les décisions individuelles se contrecarrent et maintiennent ainsi le statu quo.
[1] Ce phénomène a également été mis en évidence par Charles ANDERSON dans A Skeptical Note on Education and Mobility (1961). Jean-Marc DANIEL parle pour sa part d’un « système éducatif à assignats ».